Dire que ce livre (au titre sublime et tellement bien choisi) m'a plu ne lui rendrait pas justice : il m'a littéralement submergée. Une semaine après l'avoir terminé il est encore avec moi, j'en suis imprégnée comme le soleil fixé trop longtemps continue d'imprimer la rétine même après qu'on a détourné les yeux. Ce livre m'a engloutie, touchée, parlé comme avant lui pouvaient le faire ceux de Justine Lévy dans une moindre mesure. L'ambiance et les couleurs joyeuses de l'été m'ont aidé à le terminer : ce n'est pas un livre qu'on lit un dimanche pluvieux au coin du canapé...
J'ai été très surprise du nombre de similitudes que j'ai trouvées entre la vie et la mère de Delphine de Vigan et les miennes. La rue du faubourg Montmartre, les migraines à partir de l'âge de 11 ans, un demi-frère à 12, sont celles que je me rappelle le plus clairement, aujourd'hui que j'ai refermé ce livre et que je n'y ai plus accès puisqu'il est resté sur mon lieu de vacances à 700 kilomètres de moi, dans la bibliothèque maternelle justement.
Aujourd'hui, on ne dit plus "maniaco-dépressif", on dit "bipolaire", comme si c'était plus chic et moins effrayant. Comme on ne dit plus "handicapé" mais "personne en situation de handicap", "caissière" mais "hôtesse de caisse". Le vocabulaire évolue, la réalité reste la même.
Quelqu'un qui n'était pas médecin m'a dit un jour "bipolaire on l'est tous". Sauf que oui mais non. Certes nous ressentons tous des grands bonheurs et des grandes déceptions, nous alternons tous des périodes plus ou moins longues de joie et de déprime en fonction des événements et des aléas de la vie. Chez un individu atteint de troubles bipolaires, rien n'est fonction, rien n'est proportion, tout est exagération, intensité, disproportion, distortion. Etre bipolaire c'est être au fond du trou, voir tout en noir, vouloir en finir, ne plus avancer, ne plus dormir, ne plus manger, ne plus être capable de fonctionner et, quelques jours/semaines plus tard, se faire belle et aller danser, séduire, s'amuser, redécorer son chez-soi du sol au plafond, refaire la cuisine pour la troisième fois alors qu'on ne cuisine pas, acheter tout et n'importe quoi, dépenser sans compter, ne pas rester en place, être hyperactive, hyperexcitée, hypercompliquée, hystérique, colérique, jamais dans le présent toujours dans l'excès, plus vite, plus loin, plus grand.
Vivre aux côtés d'une personne souffrant de troubles bipolaires c'est comme être dans un tambour de machine à laver : on en ressort lessivé, rincé, essoré. On veut fuir. Quand la personne en question est sa propre mère, Delphine de Vigan décrit très bien le sentiment de solitude, de culpabilité, d'impuissance que l'on ressent. On veut toujours fuir mais on ne le peut pas. On vient de cette personne, on est faite de sa chair, de son sang. On porte en nous ses gènes, son héritage, on a peur d'être comme elle parfois, à s'en rendre folle.
Au-delà de l'histoire de Lucile, le livre raconte aussi dans sa première partie, l'histoire d'une famille nombreuse qui a connu beaucoup de malheurs, de souffrance, de deuils. La mort d'un enfant que l'on "remplace" en en adoptant un autre du même âge auquel on fait porter les vêtements du défunt, ce qui fera dire à ceux qui restent que "les enfants sont interchangeables". Une phrase terrible. Une époque que l'auteur n'a pas connue mais qui est dans l'ADN familial. Et puis Lucile, mariée et maman très jeune. Lucile qui fonctionne jusqu'au jour où, comme un interrupteur qu'on bascule, elle tombe dans une sorte de folie pas douce. Internement psychiatrique, traitement médical, garde des enfants retirée et confiée au père, rien ne va plus. Puis Lucile remonte à la surface, reprend ses études, les réussit, a un travail qui lui plaît, trouve sa place, un semblant de normalité jusqu'à la rechute, une autre maladie et plus envie. Lucile voulait mourir "vivante". C'est ce qu'elle a fait.
Le livre de Delphine de Vigan est magnifique et aucune critique aussi réussie soit-elle, ne lui rendra jamais justice. Il a été sans doute pour elle une thérapie. Pour nous ? Une main tendue, un témoignage émouvant. Et que ne durent que les moments doux.
"J'ai pensé qu'être adulte ne prémunissait pas de la peine vers laquelle j'avançais, que ce n'était pas plus facile qu'avant, quand nous étions enfants, et qu'on avait beau grandir et faire son chemin et construire sa vie et sa propre famille, on venait de là, de cette femme : sa douleur ne nous serait jamais étrangère."
Rien ne s'oppose à la nuit - Roman de Delphine de Vigan
Editions JC Lattès (2011)
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