mardi 11 février 2014

Critique du film "Le pianiste"

NDLR: j'ai écrit cette critique le 7 octobre 2002, après avoir vu le film à sa sortie, sur un site de critiques où j'écrivais régulièrement alors et qui a fermé en 2007. Dimanche soir, Arte diffusait un documentaire intitulé "Roman Polanski: a film memoir". J'ai alors repensé à cette critique. La voici.

Cher Monsieur Polanski,

Avant vous, je dormais. Avant de voir "Le Pianiste" hier soir, je croyais savoir et je ne savais rien. Je croyais comprendre et je n'avais rien compris. Je n'avais pas ressenti une telle émotion cinématographique pour un film traitant de l'Holocauste juif depuis "Le Choix de Sophie". Et encore, j'étais trop jeune pour vraiment tout comprendre et tout ressentir alors. Mais hier soir, vous m'avez réveillée. En sursaut.

Parce qu'un soldat allemand désignant au hasard d'un caprice une demi-douzaine de prisonniers juifs, les couchant face contre terre et les abattant de sang froid l'un après l'autre, qui se retrouve à cours de munitions juste avant le dernier et qui prend son temps pour recharger devant lui avant de lui mettre une balle dans la tête sans sauter un battement de cils, ça prend aux tripes et ça donne envie de vomir. Ça m'a fait dix fois plus d'effet qu'un Ralph Fiennes tirant à vue sur les prisonniers du camp qu'il dirige pour se distraire et passer le temps. Pas que je veuille comparer car à mes yeux c'est incomparable. Là où Spielberg avait soigné sa photographie, là où son noir et blanc était lisse et beau à regarder (tout comme ses premiers rôles d'ailleurs), là où peut-être il avait besoin de ce noir et blanc pour amplifier les émotions, vos couleurs sont laides et sales, votre héros est décharné, les émotions que vous provoquez font battre le cœur au fond de la gorge.

Adrien Brody fait passer dans un regard, dans un tremblement à peine perceptible, toute sa peur, toute sa détermination. Parce qu'on ressent sa peur, qu'elle est là dans la salle avec nous, en nous. Il est magnifique et fabuleux.

J'ai failli sortir de la salle dix fois durant la première heure tellement c'était insoutenable. Pas à cause de scènes sanglantes ou quoi mais plutôt à cause d'une violence froide, chirurgicale, administrative, filmée de façon neutre, sans musique, sans effets dramatiques, sans effet tout court. C'était horrible et bouleversant.

Votre film c'est l'horreur et la grâce. L'horreur d'un homme à qui on a tout volé à part sa vie. La grâce d'une scène où il trouve un piano et joue dans sa tête, en faisant courir ses mains sur le clavier sans enfoncer une seule touche, pour ne pas faire de bruit et éveiller les soupçons des voisins sur lui. L'horreur de se retrouver face à un officier allemand qui lui demande de jouer pour lui, sans savoir si quand il aura fini de jouer il sera épargné ou abattu. La grâce de tomber sur un SS mélomane qui l'aidera à passer les dernières semaines avant l'entrée des russes dans Varsovie. L'horreur et la grâce.

Peut-être que vous seul étiez capable de faire un tel film. Parce que vous avez eu cette enfance-là, parce que vous avez eu cette vie-là, parce que vous avez connu la souffrance et le deuil au-delà de ce qu'on peut sans doute imaginer, parce que Sharon Tate et Charles Manson.

Hier soir je suis sortie de la salle le souffle court, j'avais besoin d'air frais. J'étais sonnée comme un boxeur au dixième round, mes cordes vocales étaient tellement nouées que j'en avais mal à la gorge et chaque fois que j'essayais de dire un mot, les larmes coulaient toutes seules le long de mes joues. Je suis rentrée chez moi et je crois que pour la première fois de toute ma vie, j'ai réalisé ce qu'avait été le martyre de ces gens-là. Comme si demain on décidait de me parquer dans un camp parce que je suis Corse, ou catholique ou parce que j'ai les yeux marrons. Pour rien, pour un détail.

Je suis sortie du métro avant ma station et j'ai fait le reste à pieds pour être à l'air libre. Libre. Et bizarrement, en marchant dans la nuit, je me suis mise à fredonner une vieille chanson de Renaud. Pourquoi celle-là je ne sais pas, mais elle s'est imposée d'elle-même.

Et quand je me réveille et que je suis en vie,
C'est tout ce qui m'importe bien plus que le bonheur
Qui est affaire de médiocres et qui use le cœur…
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