jeudi 27 février 2014

Elementary, my dear Sherlock


Après avoir vu avec délectation et assiduité les trois saisons de la série "Sherlock" de la BBC, superbe adaptation de l'oeuvre de Sir Arthur Conan Doyle, je n'avais guère prêté attention à "Elementary". Quel intérêt ? "Sherlock" est l'adaptation ultime, à même reléguer Jeremy Brett (pourtant un acteur que j'adore) au second plan, voilà ce que je me disais.

Je me le dis toujours car Sherlock reste un bijou sur tous les plans : écriture, adaptation, casting, jeu d'acteurs, tout est parfait. Tout est très intello, très subtil, très british et même si j'avoue que la saison trois m'a un peu déçue (elle est en dessous des deux premières), Elementary ne pouvait pas lui arriver à la cheville.

Certes ce n'est pas le cas, mais Elementary n'en demeure pas moins une agréable surprise. L'alchimie entre Jonny Lee Miller et Lucy Liu fonctionne, l'adaptation est plutôt fûtée : Holmes, après une cure de désintox, a décidé de quitter Londres pour s'installer à New York où son père lui paie pour six semaines les services d'une "nounou" dont la mission sera de l'empêcher de retomber dans la drogue.  Tous les ingrédients de Sherlock Holmes sont là mais chacun est légèrement détourné de l'original : Watson s'appelle Joan et non John car c'est un fille, New York n'est pas Londres mais JLM est bien anglais lui, Irene Adler est américaine et Mycroft nous fait découvrir un Rhys Ifans pour le moins inattendu.

Le jeu parfois borderline epileptique de Jonny Lee Miller (vaguement aperçu dans Trainspotting ou au bras d'Angelina Jolie dont il fut le premier mari au début des années 1990) contraste avec celui tout en sobriété de Lucy Liu, bien loin d'Ally McBeal et de Charlie's Angels. Il est le feu, elle est la glace. Conan Doyle avait fait de son héros un sociopathe et c'est exactement comme ça que le joue Jonny Lee Miller : un enfant surdoué au sens de l'observation décuplé, qui balance toutes les vérités, qu'elles soient bonnes à dire ou non, avec un je-m'en-foutisme, un narcissisme et une prétention remarquables.

Les histoires de la première saison sont plutôt bien fichues, sauf que les producteurs ne se sont pas foulés pour le casting : le coupable est toujours l'acteur plus ou moins célèbre qui joue la guest star de l'épisode. Au bout du troisième on a compris. Cela a néanmoins l'avantage de nous permettre de nous concentrer sur l'écriture et l'enquête puisqu'on a déjà deviné whodunit. Le plus intéressant reste la relation Holmes-Watson qui se développe sans jamais pencher vers l'art (délicat) de la séduction.

Seule (grosse) déception : le dernier épisode n'est clairement pas à la hauteur du reste de la saison. La découverte de la véritable identité de Moriarty, un personnage central de l'histoire du détective londonien (son ennemi juré) et jusque là bien incorporé dans la pâte, fait retomber l'intérêt comme un soufflé. Dommage.

Néanmoins Elementary se regarde avec plaisir, plus fun, plus ludique, moins virtuose et intello que son alter ego de la BBC. Les deux ne jouent clairement pas dans la même cour.

Addendum du 14 mars 2014 - Cerise sur le cupcake : dans la saison 2, Watson porte régulièrement des robes Victoria, Victoria Beckham. This show gets better and better!

"Elementary" - Série US - 2012 (note: **/****)


Créée par Robert Doherty
Avec: Jonny Lee Miller, Lucy Liu, Jon Michael Hill and Aidan Quinn

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lundi 24 février 2014

Critique du livre "le quatrième mur"

Genre: lire Antigone à Beyrouth

Auteur: Sorj Chalandon (Grasset - 2013)

La première fois que j'ai vu le nom de Sorj Chalandon c'était en 1993, associé à ceux de Lorenzo Mattoti et Jean-Jacques Goldman sur l'album de ce dernier "Rouge". Un album-concept qui unissait trois talents : un auteur-compositeur-interprète, un peintre, un écrivain.  Déjà j'avais été frappée, touchée, émue par le style Chalandon. Aujourd'hui, lorsque je lis les articles du Canard Enchaîné, il me faut à peine cinq lignes pour savoir si c'est lui ou pas qui tient la plume. Le style Chalandon se reconnaît.

"Le quatrième mur" est le premier roman que je lis de cet écrivain. Un cadeau de mon homme pour Noël. L'écriture est là, toujours aussi belle, vibrante, profonde. Elle prend aux tripes, elle fait monter les larmes. Il faut dire que l'histoire prête aux émotions intenses : jouer Antigone d'Anouilh à Beyrouth, pendant la guerre. Arracher pour quelques heures, les corps au métal, les chairs au mortier, leur redonner vie par les mots.

Georges (Sorj?) est prof d'histoire à Paris à la fin des années 70. Il se lie d'amitié avec Samuel, un grec juif, un ami, un frère, qui n'a qu'une obsession : monter Antigone à Beyrouth, avec des acteurs de toutes religions, de tous les camps, comme un pied de nez à la guerre. Mais Samuel a un cancer et ne peut pas aller au bout de son projet, alors Georges lui promet de le faire pour lui, par procuration, et de tout venir lui raconter sur son lit d'hôpital.

Entre Paris et Beyrouth, en 1982, Georges vivra les horreurs de la guerre, des bébés qu'on égorge, des enfants qu'on explose, des femmes qu'on abat et le retour à la paix, la culture, la douceur de sa vie parisienne avec sa femme et sa fille. Comment vivre la guerre et demeurer indemne ? Comment voir un enfant déchiqueté sous ses yeux et reprendre sa vie, la vie, comme si de rien n'était ? Comment échapper aux bombes, aux tirs, aux lames, presque perdre ses yeux, avoir le corps en miettes et garder l'esprit sain ? J'ai regagné ma famille comme un écolier son lundi matin.

Le quatrième mur est le mur de lumières entre la scène et la salle. Un mur impalpable, invisible presque, comme cette ligne entre la guerre et la paix, une religion et une autre, un pays et un autre, la vie et la mort. C'est aussi un livre superbe, qui a été récompensé fin 2013 par le prix Goncourt des lycéens.
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mardi 11 février 2014

Critique du film "Le pianiste"

NDLR: j'ai écrit cette critique le 7 octobre 2002, après avoir vu le film à sa sortie, sur un site de critiques où j'écrivais régulièrement alors et qui a fermé en 2007. Dimanche soir, Arte diffusait un documentaire intitulé "Roman Polanski: a film memoir". J'ai alors repensé à cette critique. La voici.

Cher Monsieur Polanski,

Avant vous, je dormais. Avant de voir "Le Pianiste" hier soir, je croyais savoir et je ne savais rien. Je croyais comprendre et je n'avais rien compris. Je n'avais pas ressenti une telle émotion cinématographique pour un film traitant de l'Holocauste juif depuis "Le Choix de Sophie". Et encore, j'étais trop jeune pour vraiment tout comprendre et tout ressentir alors. Mais hier soir, vous m'avez réveillée. En sursaut.

Parce qu'un soldat allemand désignant au hasard d'un caprice une demi-douzaine de prisonniers juifs, les couchant face contre terre et les abattant de sang froid l'un après l'autre, qui se retrouve à cours de munitions juste avant le dernier et qui prend son temps pour recharger devant lui avant de lui mettre une balle dans la tête sans sauter un battement de cils, ça prend aux tripes et ça donne envie de vomir. Ça m'a fait dix fois plus d'effet qu'un Ralph Fiennes tirant à vue sur les prisonniers du camp qu'il dirige pour se distraire et passer le temps. Pas que je veuille comparer car à mes yeux c'est incomparable. Là où Spielberg avait soigné sa photographie, là où son noir et blanc était lisse et beau à regarder (tout comme ses premiers rôles d'ailleurs), là où peut-être il avait besoin de ce noir et blanc pour amplifier les émotions, vos couleurs sont laides et sales, votre héros est décharné, les émotions que vous provoquez font battre le cœur au fond de la gorge.

Adrien Brody fait passer dans un regard, dans un tremblement à peine perceptible, toute sa peur, toute sa détermination. Parce qu'on ressent sa peur, qu'elle est là dans la salle avec nous, en nous. Il est magnifique et fabuleux.

J'ai failli sortir de la salle dix fois durant la première heure tellement c'était insoutenable. Pas à cause de scènes sanglantes ou quoi mais plutôt à cause d'une violence froide, chirurgicale, administrative, filmée de façon neutre, sans musique, sans effets dramatiques, sans effet tout court. C'était horrible et bouleversant.

Votre film c'est l'horreur et la grâce. L'horreur d'un homme à qui on a tout volé à part sa vie. La grâce d'une scène où il trouve un piano et joue dans sa tête, en faisant courir ses mains sur le clavier sans enfoncer une seule touche, pour ne pas faire de bruit et éveiller les soupçons des voisins sur lui. L'horreur de se retrouver face à un officier allemand qui lui demande de jouer pour lui, sans savoir si quand il aura fini de jouer il sera épargné ou abattu. La grâce de tomber sur un SS mélomane qui l'aidera à passer les dernières semaines avant l'entrée des russes dans Varsovie. L'horreur et la grâce.

Peut-être que vous seul étiez capable de faire un tel film. Parce que vous avez eu cette enfance-là, parce que vous avez eu cette vie-là, parce que vous avez connu la souffrance et le deuil au-delà de ce qu'on peut sans doute imaginer, parce que Sharon Tate et Charles Manson.

Hier soir je suis sortie de la salle le souffle court, j'avais besoin d'air frais. J'étais sonnée comme un boxeur au dixième round, mes cordes vocales étaient tellement nouées que j'en avais mal à la gorge et chaque fois que j'essayais de dire un mot, les larmes coulaient toutes seules le long de mes joues. Je suis rentrée chez moi et je crois que pour la première fois de toute ma vie, j'ai réalisé ce qu'avait été le martyre de ces gens-là. Comme si demain on décidait de me parquer dans un camp parce que je suis Corse, ou catholique ou parce que j'ai les yeux marrons. Pour rien, pour un détail.

Je suis sortie du métro avant ma station et j'ai fait le reste à pieds pour être à l'air libre. Libre. Et bizarrement, en marchant dans la nuit, je me suis mise à fredonner une vieille chanson de Renaud. Pourquoi celle-là je ne sais pas, mais elle s'est imposée d'elle-même.

Et quand je me réveille et que je suis en vie,
C'est tout ce qui m'importe bien plus que le bonheur
Qui est affaire de médiocres et qui use le cœur…
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